Réponse du Curé des environs de Civrai, à M. Piorry, ancien Chirurgien-major des armées navales du Roi, &c. Je vous devrois, M., plutôt un remerciement qu'une réplique à la réponse é à l'instruction dont vous avez honoré ma lettre ; mais, quelle que soit ma reconnoissance, je ne puis me refuser le petit mérite de vous dire qu'en exerçant votre esprit & votre imagination, vous n'avez point du tout éclairci les doutes & les incertitudes que j'avois proposés : car je vous avoue que, quand j'ai écrit sur la mort de nos Moissonneurs, j'espérois quelque chose de fixe de la part des personnes de l'art. Que je consulte M. Lemitt, il me dit que nos Moissonneurs ont été asphyxiés, suffoqués par des vapeurs, &c. ; selon vous, M., la cessation ou l'extinction de la sensibilité les a conduits à la mort.
Voilà deux systèmes aussi opposés que le froid & le chaud.
Je ne connois point l'irritabilité de MM. Flisson & Haller, ni le mode de contractibilité générale, &c. ; je ne connois point la Physiologie, qui considère en quoi consiste la vie ; j'ignore absolument les concentrations des forces vitales, &c. ; ce sont des termes pompeux sur lesquels je ne répondrai point. Mais je sais que toute personne qui cesse de sentir, est malade, s'il n'est pas mort ; & je crois que tout votre sentiment roule sur cette conclusion : Nos Moissonneurs ont cessé de sentir ; donc ils ont cessé de vivre.
Comme ce système concluant pourroit souffrir quelques difficultés & quelques distinctions scholastiques, disons ; Nos Moissonneurs ont cessé de vivre ; donc ils ont cessé de sentir & d'être irrités. La conséquence est inattaquable, & souffrira moins de contrariétés de la part de ceux qui connoissent la mécanique des organes.
Par votre lettre digne d'éloges, vous doutez de ma qualité de Curé de campagne : je puis vous assurer que je suis Curé de S.-G., près Civrai ; &, si j'ai parlé ainsi, c'est plutôt pour ma plaisanter moi-même, que pour outrager personne ; car vous savez la prévention qui règne sur les Curés de campagne & sur les Gentilshommes de brande.
Vous exigez trop de mes minutieuses observations, en me demandant la distance des toises, la hauteur, le degré de déclivité, &c. Vous êtes trop instruit pour ignorer que la diversité de la chaleur naît de la nature du sol, de la situation, des différents angles sous lesquels les rayons du soleil viennent frapper la surface de la terre. Un Chirurgien des armées navales, comme vous, a vu bien des montagnes & des côteaux qui présentent au soleil un côté concave, & qui font l'effet d'un miroir ardent sur la plaine. Je ne doute même pas que dans vos voyages vous n'ayez vu les fameuses montagnes de Gate, qui sépare un pays qui offre deux saisons dans le même temps. Vous savez encore que, tandis que l'hiver le plus rude règne sur la côte du Malabar, la côte de Coromandel, au même degré d'élévation, offre le plus beau printemps. Combien d'autres pays montueux, où l'on passe tout d'un coup d'un très beau ciel à des orages & des tempêtes les plus effroyables. Peut-on douter, d'après les observations des Voyageurs, que les montagnes, les côteaux n'influent sur la température des pays où elles se trouvent, soit en arrêtant les vents, soit en réfléchissant les rayons du soleil, &c ? Vous n'ignorez pas encire que les rayons solaires sont toujours plus ou moins renvoyés ou réfléchis ; mais ils ne sont jamais tous absorbés. Ainsi, quand j'écrit que le malheureux moissonnoit sur un terrain bas, je n'ai pas voulu dire qu'il travailloit dans une caverne, mais sur un lieu où les rayons du soleil étoient plus rassemblés, où il n'y avoit aucune agitation d'air, où enfin le Moissonneur dont il est question, avoit pu recevoir un coup de soleil, qui avoit porté le sang au cerveau, &c.
Je suis étonné même, M., que vous ne soyez pas de l'avis des plus célèbres Médecins modernes, MM. Lieutaud, Duplanil, Tiffot, Buchan. Lisez l'ouvrage de ce dernier, en sa Médecine domestique, tom. IV, pag. 509 : vous verrez qu'un coup de soleil peut occasionner une apoplexie : voyez la page 54 du même tome, où il est dit que le froid excessif coagulant le sang dans les extrémités, il le porte en grande quantité au cerveau, & occasionne une apoplexie, &c. Lisez encore le même Auteur, tom. III, pag. 240 : vous verrez que les apoplexies ne proviennent que d'un sang porté au cerveau, &c. Or si le froid & le chaud, quoique réellement opposés, peuvent occasionner une apoplexie ; &, si cette même apoplexie a pu occasionner une cessation de sensibilité, elle a donc pu occasionner à nos Moissonneurs la cessation de la vie.
D'ailleurs ma lettre n'est qu'un tissu d'incertitudes & de doutes que j'ai proposés pour satisfaire ma curiosité ; &, si j'ai rapporté les observations des Anglois & de plusieurs Philosophes, c'est pour manifester l'indécision de mon système, plutôt que pour critiquer ; & si j'ai rapporté les observations de Leuwenhoeck, qui prétend avoir compté cent vingt-cinq mille pores dans un espace que pourroit courir un grain de sable, c'est pour faire appercevoir que, dès lors que l'air trop chaud peut faire changer la texture de tant de canaux, il peut bien avoir occasionné la cessation de la sensibilité, qui a fait cesser la vis de nos Moissonneurs.
Je n'ai parlé du gonflement du cadavre & de la prompte putréfaction, que parce que vous savez, comme moi, que tous les animaux morts dans la machine pneumatique, gonflent & ont le poumon tout froncé, &c. ; ce qui prouve que la pesanteur de l'air nous est absolument nécessaire pour retenir & brider le sang dans nos vaisseaix : &, comme je sais que l'air, ainsi que l'eau, se charge de particules qui peuvent même occasionner la mort subite, j'ai parlé de ce qui se passe sur les Cordilières du Pérou, et des observations de 1709.
Quoique je ne puisse même douter du principe de la vie animale, je ne puis cependant m'assurer que mes observations fussent inutiles dans mes doutes proposés, puisqu'il est sûr que l'air est un des agens les plus considérables & les plus universels qu'il y ait dans la nature, tant pour notre conservation, que pour la production des plus importans phénomènes qui arrivent sur la terre, &c.
Je suis étonné que vous prétendiez que l'émétique n'échauffe pas & n'agite pas la masse du sang : consultez la Médecine domestique, tom. II & V, pag. 195 & 9, & frémissons sur les dangers des remèdes étrangers, & les fraudes qu'on exerce sur un objet d'où dépend notre vie.
Mais finissons, M., & soyez persuadé que vous n'abuserez jamais de ma complaisance en me faisant part de vos réflexions ; je les attends, principalement sur le gaz méphytique, que vous prétendez que je confonds avec le gaz inflammable, & même je ne puis croire que les expériences rapportées dans ma lettre, puissent être autre chose qu'un gaz méphytique.
Si vos réflexions me prouvent combien vous faites cas de mes écrits, je désirerois vous manifester le plaisir que j'aurois de joindre mon zèle au vôtre, pour secourir les pauvres Cultivateurs.
J'ai l'honneur d'être, &c.