A mesure, M., que je reçois vos Feuilles, je les communique à plusieurs de mes compatriotes, & je remarque avec plaisir qu'elles obtiennent de tous ceux qui les lisent, le suffrage qu'elles méritent. Il est vrai que je ne m'avise pas de les mettre entre les mains de tout le monde, & vous entendez, M., qu'elles sont les persones que j'exclus de ma confiance à cet égard ; mais je les donne à lire à des persones mûres qui sentent tout le prix d'un trait de bienfaisance, d'un projet louable, d'une découverte utile à l'Agriculture. Si c'est à cette classe d'hommes, qui compose, non la plus nombreuse, mais la plus saine patrie de la nation, que vous avez dessein de plaire, continuez, M., & soyez sûr du succès.

Quant à ceux qui osent dire que vos Feuilles ne sont aucunement intéressantes, comme ils se font plus de tort, en parlant ainsi, qu'ils ne vous en font à vous-même, laissez-les dire : il vous en coûteroit trop & à nous aussi, si pour mériter leur aprobation, il vous falloit remplir de frivolités, des Feuilles uniquement consacrées à l'instruction publique & au bien de l'humanité. Oui, M., tout homme sage & raisonable préferera sans doute, à des contes, à des chansons, à des énigmes, la solution du Problème intéressant qu'on trouve dans votre Feuille du 23 Décembre, n° 51, en ces termes : « la perte qu'on fait ordinairement d'une quantité prodigieuse de semence, est elle inévitable ? Et si elle ne l'est pas, quels sont les moyens qu'on peut employer pour la prévenir ? »
Puisque persone jusqu'à présent n'a satisfait à cette demande, qu'il me soit permis de hasarder sur ce sujet quelques réflexions. Quand cette tentative de ma part ne serviroit qu'à encourager d'autres persones à proposer quelque chose de plus sûr, de plus avantageux, je ne pourois que m'en aplaudir, puisque je cherche bien moins à instruire les autres qu'à m'instruire moi-même.
Depuis que par une heureuse révolution, la Philosophie qui ne s'occupoit que de choses abstraites & entièrement inutiles au commun des hommes, a daigné incliner ses regards sur la terre, & méditer sur les moyens d'en tirer plus abondamment de quoi nous nourrir & nou vêtir, objets sans doute qui sont bien dignes d'elle ; on a reconnuque dans presque tous les pays, on employoit beaucoup plus de semence qu'il n'en falloit : cependant persone, que je sache, n'a donné sur cet article, de méthode sûre. Nos plus habiles cultivateurs ont bien proposé pour régle générale, le résultat de quelques expériences faites dans des jardins, ou autres petites portions de terre privilégiée ; ils ont bien imaginé des semoirs, machines imparfaites & dispendieuses ; mais tout cela n'a pas paru convenir aux grandes exploitations pour lesquelles toute méthode qui sera la plus simple & la plus expéditive, sera toujours la plus sûre.
Il est certain, M., que si on faisoit plus d'attention qu'on en fait aux inconvéniens qui résultent de la profusion des semences, on hésiteroir moins à se corriger d'n excès si préjudiciable. Je n'avance rien de trop, en soutenant que la plupart de nos laboureurs sement moitié plus de blé qu'il n'en faut. Or, si un particulier qui n'a pas fait une récolte abondante & capable de le nourrir pendant toute l'année lui & sa famille, seme cent boisseaux de blé sur un terrain qui en auroit eu assez de cinquante, ne souffre-t-il pas dès ce moment même une perte réelle, & ne s'en prépare-t-il pas encore une autre plus considérable en surchargeant sa terre ? Tout homme qui a du bon sens, doit voir que pour qu'un grain de froment puisse étendre ses racines, taler & produire plusieurs jets, il faut qu'il ait un espace de terre suffisant ; que dans cet espace il puisse trouver les sels, & les sucs nouriciers qui lui sont propres ; que si au contraire il est préssé par d'autres grains qui auront les mêmes besoins que lui, les plus forts et les mieux organisés enléveront la subtance des plus foibles. Tous donneront une assez belle apparence pendant l'hiver ; mais lorsque le temps d'une plus grande opération sera venu, lorsqu'il s'agira de monter et de pousser plusieurs tiges, plusieurs épis, ce sera dans ce moment toujours critique & décisif pour la récolte, que la moitié de ces grains avortera, & continuera même encore dans cet état à dérober aux principaux jets une partie de la nourriture qui leur étoit nécessaire.
Que diroit-on d'un homme qui, dans un pâcage où il n'y auroit de l'herbe que pour engraisser dix bœufs, s'aviseroit d'y en mettre vingt ; d'un autre qui jeteroit six milliers de norrains dans un étang qui n'en pouroit nourrir que trois ; & enfin d'un maître de pension qui ne serviroit exactement & constamment à dix écoliers de bon appétit, que ce que cinq pouroient manger sans en être incommodés, &c. &c. l'application est aisée à faire. Certes, en toute autre circonstance, on seroit inexcusable de recourir, pour se faire entendre, à de pareilles comparaisons ; mais comme en fair d'Agriculture, on écrit moins pour faire de l'esprit, que pour exciter les hommes à se procurer du pain par leur travail, il faut bien que des Lecteurs instruits excusent la condescendance qu'on est obligé d'avoir pour ceux qui ne le sont pas.
A St Benoît d'Ussaud, en Poitou, ainsi que dans le pays que j'habite, la boisselée de terre est composée de 12 chaînées & demi, & chaque chaînée de 22 pieds de Roi. C'est sur un tel espace qu'on seme ordinairement un boisseau de blé pesant vingt cinq livres : ce qui est plus qu'il n'en faut. Imaginons donc une règle nouvele qui puisse nous guider, puisque nous n'en trouvons point chez nous, ni chez nos voisins. Un pied quarré est composé, comme tout le monde sait, de 144 pouces, aussi quarrés. Si nous mettions pour chacun de ces pouces un grain de froment, il est clair que 144 grains de blé sur une superficie d'un pied quarré, seroient trop proches & conséquemment s'afameroient les uns les autres : ainsi en donnant l'espace de deux pouces quarrés, au lieu d'un, à chaque grain, ce ne sera plus que 36 grains qu'il nous faudra pour un pied ; & comme une toise quarrée est composée de 36 pieds aussi quarrés, nous n'aurons par conséquent à mettre dans l'étendue de cette toise, qui est une mesure simple et connue, que 36 fois 36 grains. On je trouve que 36 fois 36 grains valent 1296 : mais pour faire un compte plus rond, portons le tout à 1300, ce sera donc 1300 grains de froment que nous aurons à semer sur une superficie d'une toise quarrée. Ainsi comme ce nombre de grains pese deux onces, & que le boisseau d'Argenton & de St Benoît d'Ussaud, pese 25 livres ou 400 onces, il resulte de tout cela qu'à deux onces de froment par toise, un boisseau de blé pesant 25 livres, doit ensemencer un terrain de 200 toises quarrées.
Voyons d'après ce que nous venons d'établir, si le Géorgiphile, Auteur du Problème dont il s'agit ici, a réellement employé trop de semence dans son terrain. « La surface, dit-il, de ce terrain est de 400 verges, & la verge de 12 pieds ; » c'est donc 800 toises quarrées. « J'ai semé, ajoute-t-il, l'Autone de 1772, quatre boisseaux de froment, c'est à dire, à peu près 220 livres de grains ».
Je vois déjà, si la règle que j'ai posé n'est pas fausse, qu'il ne falloit pour ces 800 toises,que 1600 onces de froment, ou, ce qui revient au même, 4 boisseaux pesans chacun 25 livres, & tous ensemble 100 livres ; par conséquent c'est 120 livres de blé qu'il a semé au delà de ce qu'il falloit. Il n'est pas le seul à qui cela soit arivé ; mais tous ceux qui sement trop épais, ne recueillent pas, comme lui, douze boisseaux pour un, parce que leurs terres ne sont pas toujours aussi bonne ni aussi bien préparées de l'étoit la sienne. On ne manquera pas de me dire que si on double quelquefois la semence, c'est parce qu'on sait bien qu'il en faut nécessairement sacrifier une grande partie à la voracité des oiseaux, des mulots, des limaçons & autres insectes : cette raison, j'en conviens, est très bonne, & je n'en connois qu'une autre qu'on peut lui oposer ; c'est de préparer de telle sorte les semences, qu'on ait plus à craindre les inconvéniens dont on vient de parler. Vous avez fait connoître, M., la lessive dont M. Sarcey de Sutières se sert pour opérer le chaulage des grains qu'il veut semer. Eh bien, il ne s'agit, pour rendre les semences inataquables, que de couper par legeres tranches un nombre suffisant de coloquintes, & les faire bouillir dans la portion de cette lessive que vous destinez à répandre sur vos grains. Ce remede qui tend à nous rendre utiles, des fruits que nous n'avons fait servir jusqu'à présent qu'à parer nos tablettes de cheminées, a été imaginé par M. Dubet & anoncé dans la Gazette de l'Agriculture. Je crois déjà entendre quelqu'un qui me dit, tout le monde n'a pas de coloquintes ; je le sais bien ; mais tout le monde peut s'en procurer après en avoir semé ; & si elles produisent l'effet qu'on leur attribue, on n'aura pas lieu de regretter ni le terrain ni le temps qu'on employera à leur culture.
Voici encore un autre moyen qui n'est pas moins simple : prenez plusieurs poignées d'absynthe, de Rhue, de Tithimale, de Cigue, & après les avoir hachées, faites les bouillir dans cette même lessive indiquée par M. de Sutières, & en arosez vos semences. Je n'ai pu parvenir à garentir du ravage des mulots, plusieurs rangées de pois que je seme ordinairement à l'entrée de l'hiver contre les murs de mon jardin & qui donnent des cosses dès le mois de Mai, qu'en les faisant tremper toute une nuit dans une décoction des plantes que j'ai nommées.
Voici ma derniere observation. Nos laboureurs sont acoutumés à remplir exactement toute leur main droite de semence qu'ils répandent avec des mouvemens réglés, pour en reprendre tout aussi-tôt une pareille quantité qu'ils jetent toujours de la même façon. Si on les obligeoit de faire autrement, c'est-à-dire, de ne pas remplir leur main, il ariveroit qu'en prenant tantôt plus, tantôt moins de semence, la terre se trouveroit trop chargée en des endroits & pas assez dans d'autres. Pour remédier à cet inconvénient, & cependant laisser au semeur la liberté de jeter les grains comme il a coutume de le faire, quelques cultivateurs font hacher de la paille qu'ils mêlent avec la semence. Pour moi je préfererois du crotin de brebis, de pigeons, de poules, de la cendre, de la chaux pulvérisée, du bois pouri, de la suie de cheminée, &c. &c., parce que le mêlange de quelqu'une de ces matieres avec la semence, auroit le double avantage & de remplir la main du semeur, & de fertiliser la terre. Si donc vous avez 400 toises quarrées de terrain à ensemencer, ce sera 800 onces, ou ce qui est la même chose, deux boisseaux de blé, pesant 25 livres chacun, qu'il vous faudra ; mais si votre semeur, au lieu de deux boisseaux, est dans l'habitude d'y en mettre quatre, donnez-lui le change par deux autres boisseaux des matieres susdites : car il faut les mesurer, afin qu'on soit plus sûr de ce que l'on fait. J'aurois désiré, M., que cette lettre eût été moins longue ; mais si elle peut être utile, ne sera-ce pas là un titre suffisant pour en faire pardoner l'étendue ? (A Argenton en Berry, le 24 Janvier 1774.)
ADP N° 9, du 3 mars 1774, p. 36