Il y a, M., dans la Médecine, une chose qui me fait de la peine, c’est de voir que pour la moindre petite indispositon, on ne craint point de prodiguer notre sang ; cependant je mets en fait, que la saignée qui ne devroit être ordonée qu’avec beaucoup de réserve & dans les seules maladies inflammatoires, fait mourir plus de persones qu’elle n’en a guéries. Pour se convaincre de cette vérité affligeante, il ne faut que jeter un coup d’œil sur nos campagnes, on y verra des Chirurgiens, ou plutôt de simples garçons, des apprentits, saigner & purger, purger & saigner dans toutes les maladies jusqu’à ce que mort s’ensuive : ainsi cette maniere sourde, mais prompte & efficace de tuer les gens sous prétexte que les guérir, n’est pas une des moindres causes de la dépopulation actuele ;

c’est le sentiment de plusieurs persones sensées ; c’est même celui de quelques Médecins modernes, mais en petit nombre ; car tous les autres font de la saignée un remede universel ; delà vient que pour y avoir trop de confiance, on néglige de découvrir d’autres remèdes beaucoup plus salutaires ; mais un Médecin qui court du matin au soir de maison en maison pour visiter des malades, tous ataqués de maux différens, a-t-il le temps de méditer, d’herboriser comme J. J. Rousseau, d’éprouver la vertu des plantes auxquelles la Providence semble avoir particulièrement araché l’espoir de notre guérison, & d’en faire l’application suivant les circonstances ? Certes, la saignée est un moyen plus court, plus expéditif, & on s’y tient. Il est vrai que lorsqu’elle ne tue pas du premier coup, elle procure souvent quelque soulagement aux malades : mais ce bien être, ce calme perfide & trompeur, n’est pas de longue durée. Les vaisseaux sanguins repompent bien vite la matiere d’un nouveau sang, & comme ils ne l’ont puisée qu’à des sources impures, la maladie augmente, on réitere les saignées, on ôte à la nature sa force, son énergie, sans détruire la cause du mal, & le malade épuisé sucombe enfin & périt.
Si la saignée avoit été absolument nécessaire à la conservation de nos jours, la nature qui a pourvu à tous nos besoins, n’auroit-elle pas pratiqué elle même pour le superflu de notre sang, quelque voie, quelque conduit par lequel l’écoulement eût pu se faire ? Auroit-elle atendu que l’homme fût devenu assez inhumain pour percer avec le fer la veine d’un autre homme, en faire sortir des ruisseaux de sang, exposer même le patient au milieu de cette opération barbare, à tomber en défaillance, image tro fidele de cet état de langueur, d’épuisement & souvent de mort où la saignée nous conduit tôt ou tard , En voyant un homme à qui la fievre cause un agitation violente dans le poul, une chaleur immodéreé, une soif brûlante, le transport au cerveau ; rappelez-vous ce qui se passe dans une cuve que vous avez remplie de vendange : le mout s’échaufe, s’agite avec bruit, souleve la grappe, bouillone, écume, répand aux environs une vapeur qui enivre, qui suffoque même ceux qui en approchent de trop près. Cette effervescence réjouit le vigneron & lui annonce que dans peu de jours, le jus de ses raisins qui étoit trouble, épais, chargé de parties hétérogènes, deviendra rouge, clair, transparent & potable ; telle est l’image de la fievre ; mais si ce vigneron impatient de jouir, s’avise imprudemment de tirer, dans le temps de la plus grande fermentation, le quart ou la moitié du vin de cette cuve ; qu’en arivera-t-il ? La grape s’échaufera violement, & la liqueur sur laquelle portera cette masse brûlante, s’aigrira au point qu’on n’en poura boire sans qu’elle nuise à la santé. Voilà quel est l’effet de la saignée ; pourquoi sommes-nous assez aveugles pour prendre ainsi le change ? la fievre, que for improprement il nous plait d’appeler un mal, est un remede salutaire, un effort que fait la nature pour dépurer notre sang, & nous procurer ensuite la santé ; la troubler dans cette opération, s’affaiblir par des saignées, par des purgatifs, c’est lui faire manquer son but. « Je présuppose, dit Montaigne, qu’elle se soit pourvue de dents & de grifes, pour se défendre des assauts qui lui vienent, & pour maintenir cette contexture, de quoi elle faitla dissolution. Je crains, au lieu de l’aller secourir, ainsi comme elle est au prises bien étroites & bien jointes avec la maladie, qu’on secoure son adversaire au lieu d’elle, & qu’on la recharge de nouveaux affaires ». (A Argenton en Berry, le 16 Mars 1774.)
ADP N° 21, du 26 Mai 1776, p. 88